Pour quiconque est entiché par les questions d’ordre spirituel, un prix Nobel écrivant un roman qui s’intitule « Une enfance de Jésus », ça interpelle en diable. C’est pourquoi je n’ai guère tergiversé avant de plonger dans le plus récent J. M. Coetzee.
L’ouvrage commence sous des augures prometteurs : le style fluide de l’écrivain sud-africain nous entraîne en pleine fable philosophique, dans un contexte utopique intéressant : un homme et un garçon arrivent dans une région entièrement peuplée d’immigrants, comme eux. En cet endroit politiquement marqué par un fort socialisme à deux vitesses, tous ont oublié leur passé, chacun doit se construire une vie nouvelle.
Les évidences du passé ne tenant plus, il est fascinant de voir comment les valeurs sont rejouées. À cet égard, si nombre de scénarios de type survivor ou « société réinitialisée » mettent rapidement en scène des tensions entre l’ordre d’une société voulue parfaite et les tensions individuelles, le roman de Coetzee se distingue : ça manque de chair, ça manque de sang, dans cette société nouvelle où la résignation côtoie une philosophie de la vie académique. Le personnage principal, Simon, tout en acceptant les préceptes communs issus d’un idéal de « bonne volonté » universelle, est le seul à évoquer son malaise, à chercher à se ménager des espaces d’air frais. Tout ça en ayant la responsabilité, morale puis découlant de l’affection, du jeune David à qui il faut trouver une mère. Bref, dans cette première partie du roman, des thèmes comme la filiation, la responsabilité, la mémoire, le progrès, l’amitié, etc., baignent dans une lumière toute fraîche.
Ça se gâte par la suite. En fait, tout bascule quand le roman commence à négliger le développement des thèmes précédents au profit d’une succession d’épisodes supposées déterrer les origines possibles, dans la vie du personnage de David, de tel acte ou parole du Christ. Ainsi, on comprend aux déboires de David en mathématiques que l’origine de la Trinité pourrait venir d’un rapport spécial de Jésus aux nombres. Autre scène : David est sommé par son professeur d’écrire « Je dois dire la vérité ». Évidemment, l’enfant, narcissisme exacerbé oblige, défie l’autorité et écrit plutôt : « Je suis la vérité ». Misère…
Bref, deux projets distincts, intéressants et légitimes en soi, se court-circuitent dans ce roman : une fable philosophique et un essai de reconstituer une possible enfance de Jésus. Le premier projet fonctionne aussi longtemps que le second ne prend pas son essor. À partir de ce moment, l’ouvrage devient prévisible, fait dans la facilité et laisse en plan des pistes qui auraient mérité un traitement romanesque plus rigoureux. Non pas que le romancier doive sillonner de long en large, de sa naissance jusqu’à son arrivée, chaque sentier ouvert en cours de route; mais la moindre des choses, c’est de donner l’envie au lecteur de s’y aventurer plus avant. Par son travail bâclé de raccommodage entre un univers utopique et celui des Évangiles, Coetzee donne malheureusement le goût de tout laisser en plan, et de passer à autre chose.