Parfois, de vieilles chansons redeviennent d’actualité. Récemment, le pape François manifestait une réelle ouverture à des changements pastoraux concernant les personnes divorcées. Accès (officiel) à l’eucharistie, enfin ? C’est ce qu’on peut espérer quand on lit, dans l’exhortation apostolique Evangelii Gaudium, que « l’eucharistie n’est pas un prix pour les parfaits, mais une nourriture pour les faibles ». Mais il y a peut-être plus à venir encore, un regard nouveau sur le mariage. Et sur l’amour humain.
Bien des expériences peuvent prétendent être à l’origine de nos premières impressions sur l’amour : les histoires racontées par notre mère avant d’affronter la solitude de la nuit; les sorties complices au baseball avec notre père; les grands-mères câlines; les plis échangés avec une voisine de pupitre en classe; et les premières chansons d’amour que nous comprenons vraiment, que nous écoutons jusqu’à les connaître par cœur. L’album Us de Peter Gabriel a joué ce rôle dans ma vie. Album de son divorce, donc susceptible d’initier à la complexité de l’aventure amoureuse. En fait, Us frappe par son équilibre : la souffrance ne désenchante jamais l’idéal conjugal jusqu’à la désillusion, et l’idéal n’écrase jamais la souffrance et le regret jusqu’à la culpabilité morbide. Cet équilibre au cœur d’un « nous » déboussolé ne m’est jamais apparu plus manifeste que dans la chanson « Blood of Eden ».
Le refrain se charge d’exprimer l’idéal dans toute sa limpidité :
« In the blood of Eden
Lie the woman and the man
With the man in the woman
And the woman in the man (…)
We wanted the union
Oh the union of the woman
The woman and the man »
L’arrière-plan biblique guide l’interprétation : l’homme et la femme sont appelés à l’union dans la complémentarité, ils ne peuvent se trouver eux-mêmes, s’épanouir, que dans le don réciproque de leur personne. La sortie d’Éden, le péché n’efface pas cette inscription indélébile dans le corps et l’âme de l’homme et de la femme, mais en altère la lisibilité, et rend l’exécution du projet plus fastidieuse. Tellement fastidieuse que Gabriel se laisse parfois aller à un peu de cynisme concernant la hauteur apparemment inhumaine de cette destinée, de cet idéal :
« The Heated and the Holy
Oh they’re sitting there on high
So secure with everything they’re buying »
Mais à l’orée du divorce, Gabriel ne désavoue pas cet idéal, et expérimente encore la douceur d’en vivre :
« At my request, you take me in
In that tenderness
I am floating away
No certainty, nothing to rely on
Holding still for a moment
What a moment this is
Oh for a moment of forgetting
A moment of bliss »
Cependant, ce moment de répit semble une goutte dans l’océan temporel de son mariage en pleine déliquescence (« The knotted chord’s untying »). Les deux premiers couplets de la chanson révèlent un homme en perte de contrôle (« My grip is surely slipping / I think I lost my hold ») et qui tente de retracer les causes du naufrage. Il s’examine, reconnaît sa part de responsabilité. Il plonge son regard dans ces zones d’ombre qu’il a entretenues en lui pour fuir les conflits, les mésententes qu’il aurait fallu désamorcer sur-le-champ :
« I saw the darkness in my heart
I saw the signs of my undoing
They had been there from the start »
Tout de même, il est sidéré par le fossé s’étant creusé silencieusement entre sa femme et lui. Comment deux êtres aussi unis, aussi amoureux, finissent-ils par ne plus même se comprendre ?
« Is that a dagger or a crucifix I see
You hold so tightly in your hand
And all the while the distance grows
Between you and me
I do not understand »
Le premier vers est tiré de MacBeth (« Is this a dagger which I see before me ? »), alors que le protagoniste, décidé à supprimer Duncan afin de prendre sa place sur le trône, hallucine un poignard, probablement en place d’un crucifix. Le symbole du don de soi, du sacrifice de son intérêt propre au profit d’autrui, s’inverse en celui de l’affirmation de soi au détriment de l’autre. C’est dire que la confiance ne règne plus dans le couple, quand on soupçonne l’autre de mener une campagne dans son seul intérêt au lieu de rechercher le bien commun du ménage… Comment en est-on arrivé là ? Le vers shakespearien est d’autant plus cruel dans la bouche du chanteur que dans MacBeth, il manifeste le passage au point de non-retour : l’esprit empoisonné de convoitise, le héros ne perçoit plus que des encouragements au régicide, et c’est le signe que sa décision est déjà prise. Pour Gabriel, les liens du mariage sont-ils déjà tranchés, officieusement, ce qui rendrait vain tout espoir de réconciliation ?
La fin de la chanson ne résout ni cette question ni la tension entre l’idéal et la vie concrète. Le refrain ramène l’idéal au premier plan, mais les ajouts « We’ve done everything we can » et « Saw the end as we began » sont fort ambigus, et donc d’interprétation béante. L’idéal est maintenu, car c’est lui qui tire vers le haut, stimule et rend capable d’affronter l’adversité. S’engager dans une union indissoluble, c’est sans doute prendre la voie royale vers une confiance solide et féconde dans le couple, et un excellent outil pour donner une forme cohérente (donc inspirante) à sa vie. C’est là l’une des raisons pour lesquelles l’Église catholique y tient mordicus.
Néanmoins, les meilleurs outils ne garantissent pas la réussite de l’ouvrage, et de fait, la confiance comme l’amour peut s’éclipser de la relation la plus formellement parfaite. Que faire quand le point de non-retour est atteint ? Quand un mariage ne produit plus du tout du « fruit de l’Esprit » dont parle saint Paul en Ga 5, 21-23 ? L’Église orthodoxe permet à ceux qui ont connu l’échec dans leur union de célébrer, avec une autre personne, un « mariage de miséricorde ». Ce mariage est non sacramentel et précédé d’une démarche pénitentielle (dont Gabriel nous livre un modèle dans le premier couplet de « Blood of Eden »). Est-ce relativiser dangereusement l’idéal du mariage ? Ou plutôt faire preuve de réalisme et de miséricorde envers les affligés, ce que nous sommes tous et qui sont ceux pour qui le Christ a donné sa vie ? Question difficile, et douloureuse comme un récent divorce.